Manipulation
des données (par le Dr Barrette aussi), corruption, faillite éthique,
capture réglementaire, précipice fiscal. Les compliments sortent dru et
décoiffent. « Nous avons confié la banque aux bandits ! »,
conclut le Dr Fernand Turcotte en faisant allusion aux compagnies
pharmaceutiques, administrateurs et autres marchands du temple qui ont
pris le contrôle du système de santé dans l’ensemble des pays riches.
Nos
institutions publiques, destinées à protéger la collectivité, servent
désormais des intérêts commerciaux et privés. Les médecins sont devenus
des pushers de tests de plus en
plus pointus et de médicaments coûteux, encouragés par les patients qui
veulent piger dans le buffet « à volonté » et par un establishment
frileux qui craint les poursuites. Je caricature à peine.
En
gros, la santé hérite de presque la moitié de nos impôts. Et nous
sommes victimes de politiques à courte vue alors que nous aurions besoin
du télescope Hubble pour prendre une distance.
Devant
moi, j’ai deux électrons libres qui connaissent à fond les rouages de
notre système de santé, qu’ils rebaptisent « système de maladie ». L’une
est éthicienne clinique (formation en droit, en communications et en
bioéthique), l’autre est retraité de l’enseignement, cofondateur du
département de médecine sociale et préventive à l’Université Laval, un
bonze de la santé publique.
Delphine
Roigt fait partie d’une « secte de sages » qui compte une dizaine de
membres principalement affiliés au réseau hospitalier au Québec. Le
Dr Fernand Turcotte, lui, a pris sa retraite, il y a dix ans, pour se
consacrer à la traduction de livres de vulgarisation médicale sur les
abus du système.
À 73 ans, le Dr Turcotte est l’un des rares médecins à s’indigner des excès de notrebusiness médical
subventionné et « gratuit ». Son cheval de bataille ? Le surdiagnostic.
On l’invite dans les congrès de médecins pour en discourir ; son
franc-parler et sa crédibilité scientifique font le reste.
Selon le président de l’Association médicale du Québec, le Dr Laurent Marcoux, cité dans le magazine L’actualité de
septembre dernier, le surdiagnostic représenterait cinq milliards de
dollars sur un budget qui compte plus de 30 milliards au Québec. Aux
États-Unis, on estimait les pertes entre 158 et 226 milliards en 2011.
Qui dit surdiagnostic dit surtraitement et surmédication, voire
mortalité. « Les médicaments sont la troisième cause de décès après les maladies cardiovasculaires et les cancers », martèle le doc Turcotte, qui traduit en ce moment un livre sur les médicaments et ce qu’il baptise le « crime organisé ».
« Quand un phénomène de santé est lié à un développement technologique, méfiez-vous ! On inflige du surdiagnostic ! » Mme Roigt opine : « Des patients me disent : “ Si j’avais su que c’était ça, un pacemaker, je m’en serais passé. ” On ne les avait pas informés des effets secondaires. Et c’est malheureusement vrai dans d’autres cas. »
Tant que ce n’est pas brisé, on ne répare pas
Certains
économistes prévoient une croissance de 100 % du budget de santé au
Québec d’ici 2030. Selon le docteur Turcotte (et les médecins américains
qu’il traduit), nous avons tout faux en ciblant le vieillissement de la
population pour expliquer la flambée des coûts à venir. Nous avons
associé vieillissement et dépistage systématique, d’où la dérive
actuelle.
S’il
était ministre de la Santé, le Dr Turcotte abolirait tous les examens
annuels sur des bien portants, toutes les campagnes de vaccination
antigrippale, tous les tests de dépistage systématique (le mot est
important) de cancer du sein, de la peau, de la prostate ou du côlon.
Des
tests parfaitement inutiles, selon lui, puisque la courbe de mortalité
demeure presque inchangée, tests ou pas. Côlon ou seins, à titre
d’exemple, on réchapperait cinq patients sur 1000 personnes testées par
période de dix ans. Évidemment, quand c’est toi la statistique
trouble-fête, ça change tout… je parle en connaissance de cause.
Pour le cancer de la prostate, un homme sur 1000 en mourrait prématurément. Les 999 autres décèdent avec leur cancer, mais pas à cause de lui. « Le traitement est souvent pire que la maladie, croit le médecin. Depuis 1992, on a les études qui démontrent que les mammographies sont inutiles. Même chose pour la prostate :
ça fait bientôt six ans qu’on dispose de preuves en platine que ces
tests (PSA) devraient être arrêtés. Tous les hommes de plus de 60 ans ont un cancer de la prostate, mais il va se développer tellement lentement que ça va nous faire mourir après notre mort. »
Mon
grand-père est mort de sa belle mort à 96 ans avec son cancer de la
prostate en sourdine. Si j’avais une prostate, je souscrirais
entièrement à l’approche non interventionniste du Dr Turcotte. « Compte
tenu des efforts investis pour faire peur au monde avec le cancer, cela
va prendre des efforts de longue durée pour réparer les torts faits par
notre démagogie. »
Selon
lui, les départements d’oncologie sont les secteurs les plus corrompus
du système parce que les patients paniqués sont prêts à prendre et à
faire n’importe quoi, même avec des taux de succès de 3 % à la clé.
« J’ai eu à régler un cas où la CSST obligeait un patient à subir une chimio qu’il refusait, mentionne l’éthicienne clinique. S’il la refusait, c’est qu’il n’était pas malade, donc, on lui coupait ses prestations… »
Ce qu’on ne sait pas ne nous fait pas mal
Delphine
Roigt et le Dr Turcotte s’entendent parfaitement sur l’histoire de cas
et le traitement : les médecins sont pris dans un étau qui les force à
prescrire quelque chose et les patients sont à responsabiliser et à
éduquer. « Le
médecin se sent incompétent s’il n’a rien à offrir au patient. De plus,
il ne s’estime pas appuyé par ses collègues ou l’administration s’il
exerce son jugement et décide qu’un traitement ne s’applique pas », souligne l’éthicienne.
« Nous n’avons pas les moyens financiers de tout offrir à tout le monde, tout le temps », insiste le Dr Turcotte.
Autrement
dit, ce n’est pas parce que le médicament ou le test existe que vous
devriez vous en prévaloir. Au contraire, même. Le doc est coupant comme
un scalpel : « Les
médecins sont naïfs et se font rouler dans la farine. On leur ment sur
l’efficacité des médicaments. Quant aux pharmaceutiques, je ne les crois
plus car nous n’avons pas accès aux données primaires ; ce sont des secrets industriels. Ils racontent ce qu’ils veulent. »
Un ticket modérateur avec ça, docteur ? « Oui,
et ce devrait être aux médecins de le payer — pas aux patients — pour
toutes les demandes futiles et tests inutiles. Le médecin est le seul à
détenir l’information. »
En plus de se faire traiter de paresseux, on leur reproche de gaspiller ; c’est assez pour rendre malade.